Je
supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source
de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que
puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le
ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses
extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il
se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant
point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant
aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai
obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en
mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il
est en ma puissance de suspendre mon jugement. C’est pourquoi je prendrai garde
soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et
préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que,
pour puissant et rusé qu’il soit, il ne pourra jamais rien imposer.
Mais ce dessein [celui de fonder une science certaine et assurée] est pénible et laborieux, et une certaine paresse m'entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire, et tout de même qu'un esclave qui jouissait dans le sommeil d'une liberté imaginaire, lorsqu'il commence à soupçonner que sa liberté n'est qu'un songe, craint de se réveiller, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longtemps abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j'appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui auraient à succéder à la tranquillité de ce repos, au lieu de m'apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir toutes les ténèbres des difficultés qui viennent d'être agitées.
Descartes, Méditations métaphysiques, Première méditation.
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