Chap 1
Si donc la nature de l’homme veut qu’il vive en société, il est
pareillement nécessaire qu’il y ait parmi les hommes de quoi gouverner la
multitude.
En effet, comme les hommes existent nombreux et que chacun pourvoit
à ce qui lui convient, chacun irait de son côté, s’il n’y avait quelqu’un pour
avoir soin du bien de la multitude.
Ainsi le corps de l’homme, comme de
n’importe quel animal, se désagrégerait, s’il n’y avait dans ce corps une
certaine force directrice commune, ordonnée au bien commun de tous les
membres.
Cette considération inspire à Salomon la parole suivante dans les
Proverbes, chapitre XI, verset 14 : Là où il n’y a pas de gouverneur,
le peuple se dissout.
Il n’est pas étonnant qu’il en soit ainsi, car il n’y a pas
d’identité entre l’intérêt propre et l’intérêt commun. Les intérêts propres
divisent, tandis que l’intérêt commun unit. Aux effets différents répondent des
causes différentes. Il faut donc, en plus de ce qui meut au bien propre de
chacun, quelque chose qui meuve au bien commun de l’ensemble.
C’est pourquoi
l’on trouve aussi un principe directeur en toutes les choses appelées à former
un tout. Dans le monde des corps, en effet un premier corps, le corps céleste,
dirige les autres selon un certain ordre de la divine Providence et la créature
raisonnable les dirige tous.
De même, en chaque homme, l’âme gouverne le corps
et, entre les parties de l’âme, l’irascible et le concupisciple sont gouvernés par
la raison. Entre les membres du corps pareillement, il en est un principal qui
meut tout, que ce soit le cœur ou la tête.
Il faut donc qu’il y ait dans
n’importe quelle multitude une direction chargée de régler et de gouverner.
Chap 2
C’est en effet à procurer le salut de ce qu’il a pris la charge
de gouverner qu’un gouvernement doit porter son effort. Ainsi le rôle du pilote
est de préserver son navire des périls de la mer et de le faire parvenir à bon
port sans le moindre dommage.
Or le bien et le salut des hommes agrégés en société est de
conserver cette unité [harmonieuse] qu’on appelle paix ; que celle-ci
s’éloigne, l’utilité de la vie sociale disparaît ; bien plus, la société
désunie devient insupportable à ses membres. Voilà donc à quoi doit par dessus
tout s’appliquer le chef de la société : à procurer l’unité qui fait la
paix. Ce serait de sa part une erreur de délibérer s’il fera la paix dans la
société qui lui est soumise ; erreur toute semblable à celle d’un médecin
qui se demanderait s’il doit guérir le malade confié à ses soins. Car personne
ne doit délibérer de la fin qu’il doit poursuivre, mais des moyens qui mènent à
cette fin. C’est pourquoi l’Apôtre exhorte ainsi le peuple fidèle à l’unité
(Épître aux Éphésiens, IV, 3) : Souciez-vous de maintenir l’union
spirituelle dans le lien de ta paix.
Aussi, dans la mesure où un gouvernement réussira mieux à
maintenir cette paix qui résulte de l’unité, il sera plus utile. Car nous
appelons plus utile ce qui conduit plus sûrement à la fin.
Mais il est clair
que ce qui est un par soi peut mieux réaliser l’unité que ce qui est composé
d’unités. De même, ce qui est chaud par soi est la cause la plus efficace de la
chaleur. Le gouvernement d’un seul est donc plus utile que le gouvernement de
plusieurs.
De plus, il est très clair que plusieurs individus ne protègent
nullement la société s’ils ne s’accordent sur rien. A toute assemblée de chefs
en effet on demande d’abord un minimum d’entente qui la mette en état de
gouverner si peu que ce soit ; car plusieurs matelots ne remorquent un
navire dans une direction donnée que s’ils conjuguent leurs efforts d’une
certaine façon.
On ne parle d’union, quand il s’agit de plusieurs choses, que
si elles approchent de l’unité. En conséquence, un individu gouverne mieux que
plusieurs, qui s’approchent seulement de l’unité.
En outre, les choses naturelles sont les mieux disposées ;
car en chaque chose la nature réalise l’œuvre la meilleure. Or communément, le
gouvernement naturel est celui d’un seul. Ainsi, dans les parties du corps, il
n’y en a qu’une qui meuve toutes les autres, c’est le cœur. Pareillement il n’y
a qu’une seule force pour exercer le commandement sur les parties de l’âme,
c’est la raison. Les abeilles n’ont qu’une seule reine et tout l’univers n’a
qu’un seul Dieu, créateur et gouverneur de toutes choses.
Et rien que de raisonnable en cela, car toute multiplicité
dérive de l’unité. C’est pourquoi, si l’art imite la nature et si l’œuvre d’art
est d’autant meilleure qu’elle saisit mieux la ressemblance de la nature, il
s’ensuit nécessairement ; que le meilleur pour la société humaine, c’est
d’être gouvernée par un seul.
Cela ressort encore plus clairement des faits.
Car les provinces
ou les cités qui n’ont pas de monarque, souffrent des dissensions et vont à la
dérive en s’écartant de plus en plus de la paix ; ainsi se trouve réalisée
la plainte que le Seigneur met dans la bouche du prophète Jérémie, XII,
10 : Les pasteurs [parce que] nombreux ont dévasté ma vigne.
Tout au contraire les provinces et
les cités qu’un seul roi gouverne se réjouissent dans la paix, s’épanouissent
dans la justice et se délectent dans l’abondance. Aussi le Seigneur, par la
bouche des prophètes, promet-il à son peuple comme une grande faveur qu’il ne
mettra qu’un seul chef à sa tête, qu’il n’y aura qu’un seul prince au milieu
d’eux.