dimanche 17 mars 2013

Cours du 19 mars : L'acte gratuit, sommet de la liberté ?


« Le train longeait alors un talus, qu’on voyait à travers la vitre, éclairé par cette lumière de chaque compartiment projetée; cela formant une suite de carrés clairs qui dansaient le long de la voie et se déformaient tour à tour selon chaque accident du terrain. On apercevait au milieu de 1’un d’eux, danser 1’ombre falote de Fleurissoire; les autres carrés étaient vides.
« Qui le verrait ? pensait Lafcadio. Là, tout près de ma main, sous ma main, cette double fermeture, que je peux faire jouer aisément; cette porte qui, cédant tout à coup, le laisserait crouler en avant; une petite poussée suffirait; il tomberait dans la nuit comme une masse; même on n’entendrait pas un cri… Et demain, en route pour les îles !… Qui le saurait ? »
La cravate était mise, un petit nœud marin tout fait; à présent Fleurissoire avait repris une manchette et 1’assujettissait au poignet droit; et, ce faisant, il examinait, au-dessus de la place où il était assis tout à 1’heure, la photographie (une des quatre qui décoraient le compartiment) de quelque palais près de la mer.
« Un crime immotivé, continuait Lafcadio : quel embarras pour la police ! Au demeurant, sur ce sacré talus, n’importe qui peut, d’un compartiment voisin, remarquer qu’une portière s’ouvre, et voir 1’ombre du chinois cabrioler. Du moins les rideaux du couloir sont tirés… Ce n’est pas tant des événements que j’ai curiosité, que de soi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant que d’agir, recule… Qu’il y a loin, entre 1’imagination et le fait !… Et pas plus le droit de reprendre son coup qu’aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les risques, le jeu perdrait tout intérêt !… Entre 1’imagination d’un fait et… Tiens ! le talus cesse. Nous sommes sur un pont, je crois; une rivière…»
Sur le fond de la vitre, à présent noire, les reflets apparaissaient plus clairement. Fleurissoire se pencha pour rectifier la position de sa cravate. « Là, sous ma main, cette double fermeture — tandis qu’il est distrait et regarde au loin devant lui — joue, ma foi ! plus aisément encore qu’on eût cru. Si je puis compter jusqu’à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, le tapir est sauvé. Je commence : Une; deux, trois; quatre; (lentement ! lentement !) cinq; six; sept; huit; neuf… Dix, un feu !…
Fleurissoire ne poussa pas un cri. Sous la poussée de Lafcadio et en face du gouffre brusquement ouvert devant lui, il fit pour se retenir un grand geste, sa main gauche agrippa le cadre lisse de la portière, tandis qu’à demi retourné il rejetait la droite loin en arrière par dessus Lafcadio, envoyant rouler sous la banquette, à l’autre extrémité du wagon, la seconde manchette qu’il était au moment de passer. »
André Gide, Les caves du Vatican.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire